Jean Rouaud
Pour vos cadeaux
2008
Collection Double , 192 p.
ISBN : 9782707320322
6.10 €
Première publication aux Editions de Minuit en 1998.
Elle ne lira pas ces lignes, notre miraculée des bombardements de Nantes, la jeune veuve d'un lendemain de Noël, qui traversait trois livres sur ses petits talons, ne laissant dans son sillage qu'un parfum de dame en noir. Même si sa vie ne se réduisait pas à cette silhouette chagrine, comprenez, il m’était impossible d’écrire sous son regard. Cet air pincé par lequel se manifestait son mécontentement, j’avais dû l’affronter pour avoir ravivé, en dépit d’une prudence de Sioux, une rivalité amoureuse vieille de cinquante ans à propos d’un homme mort depuis trente. A présent qu’elle régnait dans son magasin et qu’éclatait son grand rire moqueur, je n’allais pas lui gâcher son triomphe tardif.
J.R.
Jean Rouaud est né en 1952 à Campbon (Loire-Atlantique). Il a obtenu en 1990 le prix Goncourt pour Les Champs d’honneur.
Pour vos cadeaux constitue le quatrième volet d’une suite romanesque qui commence par Les Champs d’honneur (sur la figure du grand-père), se poursuit par Des hommes illustres (sur la figure du père), Le Monde à peu près (sur le deuil du père), et qui se clôt avec Sur la scène comme au ciel (la cérémonie des adieux), l’ensemble composant une sorte de livre des origines.
Jean-Claude Lebrun (L’Humanité, 27 février 1998)
Le soir du 26 décembre 1963, alors que la tempête faisait rage sur le pays nantais, il y avait eu la mort du père, le grand Joseph , à quarante et un ans. La scène centrale des Champs d’honneur, reprise par Jean Rouaud en ouverture de son deuxième roman Des hommes illustres, reste gravée dans toutes les mémoires. On se rappelle sans doute un peu moins la petite personne qui se tenait en pendant discret à l’imposante figure, comme prise dans son ombre portée : son épouse Anne, réchappée des bombardements de Nantes, en septembre 1943. Celle-ci ne s’était d’ailleurs pas davantage fait remarquer dans Le Monde à peu près, traversant ainsi trois livres sans donner de ses nouvelles .
A chaque fois le fils, qui n’en finissait pas de se battre contre les ombres, faisait un bout de traversée dans l’histoire familiale, découvrant à l’horizon de grands pans d’une plus vaste histoire. Mais sa propre voix restait en retrait, se fondant dans un chœur aux contours variables et attendant en fait que le temps fût venu de pouvoir s’élever seule, ainsi qu’en une seconde naissance. Ce qui précisément se produit dans Pour vos cadeaux. Un quatrième roman frémissant de toute la sensibilité, de l’intelligence et du talent de Jean Rouaud. La voici donc aujourd’hui à son tour sur le devant de la scène. Mais, disparue depuis deux ans, elle ne lira pas ces lignes, la petite silhouette ombreuse . Et n’assistera donc pas à la seconde naissance du fils, qui écrit pour la première fois je dans l’un de ses romans. Pouvait-il en aller autrement, tant le passage des faits vécus à la littérature, chez Jean Rouaud, s’effectue sur le mode conjugué de la mise à distance, épique ou ironique, et de l’invention ? Cela même qui lui permet aujourd’hui de nous présenter avec une tendresse souriante cette fille de commerçants aisés, née en 1922, dans la Loire-Inférieure, qui apprenait la comptabilité lorsqu’elle rencontra le deuxième homme de sa vie, après son père. Acceptant dès lors une existence à l’ombre du trépidant époux, dans une bourgade de la région où tous deux tinrent une sorte de bazar. Devenue veuve, elle se haussera à la hauteur de ces femmes, évoquées dans Les Champs d’honneur, qui permirent à la vie de continuer après le grand fauchage de 1914-1918. Son petit pas nerveux, le claquement familier de ses chaussures à talons de nouveau résonnent, comme pour scander le vide
advenu. Toujours impeccable, le buste bien droit, elle avait en effet une fois pour toute choisi de ne pas s’arrêter sur soi-même. De masquer peines, douleurs et nostalgies sous la multiplication des travaux et des habitudes. Tout près de vaciller, laissant ses trois jeunes enfants transis d’angoisse, elle avait tenu le choc après le funeste lendemain de Noël.
Jean Rouaud compose là un portrait de mère en sacrifice parmi les plus majestueux de la littérature contemporaine.
Du même auteur
- Les Champs d’honneur, 1990
- Des hommes illustres, 1993
- Le Monde à peu près, 1996
- Les Très riches heures, 1997
- Pour vos cadeaux, 1998
- Sur la scène comme au ciel, 1999